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La Martinique : interrogeons-nous

Ces quelques réflexions de Georges Dorion, notre président d’honneur, ont eu pour objectif d’inciter quelques-uns de ses amis et relations originaires de la Martinique à réfléchir sur les chemins que prennent leur société. Il a donc donné une diffusion très limitée à son texte.

Le bureau du Réseau des Talents de l’Outre-Mer a pris connaissance de ce texte, et en dépit de son champ limité à la problématique d’un seul territoire, nous avons considéré que par certains aspects il était susceptibles d’intéresser des lecteurs des autres DOM.

Ce texte est publié ci-dessous avec l’accord de son auteur.

Réflexions personnelles Georges Dorion septembre 2014

La Martinique : interrogeons-nous sur le chemin que nous suivons.

Les lignes qui vont suivre constituent mon point de vue personnel, fondé sur une analyse autant que possible argumentée. Elles sont le résultat d’une observation lente, mais constante et appliquée, à quelque endroit où je me sois trouvé, de toutes les questions qui concernent la Martinique et de tout ce qui a pu s’y passer.

Elles se justifient à mes yeux par plusieurs raisons :

La première est que chaque citoyen qui pense avoir des choses à dire sur des questions touchant son pays doit le faire. Il doit écarter l’idée que ce droit-là est réservé à quelques-uns ; il est naturel au contraire que chacun puisse exprimer sa vérité, de préférence sans chercher à plaire.

La deuxième, qui est la conséquence de la première, est que si on a le sentiment d’avoir une expérience et un parcours utiles (voir quelques éléments de mon parcours en annexe), on doit s’en servir.

La troisième est que des améliorations, des corrections, des réorientations paraissent pouvoir être proposées à ceux qui se sont mis en situation d’être des acteurs déterminants dans les affaires du pays.

La quatrième, qui en fait justifie tout le reste, est que la Martinique semble ne pas maîtriser son destin, les soubresauts et les tensions qui entachent depuis des décennies la ligne qu’elle veut ou voudrait suivre en étant une preuve évidente.

L’objectif n’est pas de faire un énième déroulé de notre situation, mais de voir quelles conclusions on peut tenter de tirer d’une analyse sans concession de ce qu’on a pu voir jusqu’à présent, en vue de déboucher sur des suggestions qui soient à la hauteur de l’enjeu.

***

Plaçons les choses dans leur contexte.

Rappelons, pour les besoins de l’analyse, que du temps où elle était colonie la Martinique faisait partie de l’Union française, que celle-ci était diverse, que parmi les colonies, la Martinique était l’une de ce qu’on appelait « Les Quatre vieilles », et que pendant longtemps elle a eu dans ce groupe des « Quatre Vieilles » une place particulière et enviée. Il ne s’agit pas ici d’en tirer une gloire quelconque, mais seulement de rappeler d’où nous sommes partis quand, depuis la Seconde guerre mondiale, un vent nouveau a soufflé sur les systèmes coloniaux en général et le système colonial français en particulier. La position favorable de la Martinique pouvait se vérifier de diverses manières.

Le prestige qui était attaché à la ville de Saint Pierre, dont le rayonnement culturel, commercial, administratif … influençait toute la région, a laissé des traces durables au profit de l’île tout entière, au-delà de la catastrophe de 1902.

Les conséquences positives pour les Martiniquais ont été incontestables et ont perduré.

Leur niveau de vie a été longtemps supérieur à celui des autres DOM. Certains anciens se souviennent peut-être que la cote des Martiniquais à l’extérieur, notamment à Paris, était relativement élevée, voire usurpée par des gens qui tentaient de prétendre être des nôtres… Qu’allions-nous devenir après le changement de la donne coloniale ? Le sens de l’histoire était que nous obtenions ce que nous n’avions cessé de demander depuis des décennies, à savoir que la Martinique ne soit plus une colonie mais devienne département français. Nous l’avons obtenu comme on sait par la loi de départementalisation du 19 mars 1946. Mais las ! La Martinique n’a pas tardé à mettre à l’ordre du jour un changement de statut pour qu’elle se sente libérée réellement. Un malaise diffus sur fond de revers économiques expliquait cela. Ainsi la départementalisation cessait d’être un aboutissement, la satisfaction d’avoir obtenu une chose rêvée, mais au contraire le point de départ d’une lancinante remise en question de notre état. Nous analyserons plus loin cette question : retenons seulement que cette loi a correspondu pour certains d’entre nous à quelque chose qui n’était pas ce qu’ils en attendaient. La signification et la portée de l’article 2 de cette loi, concernant son application. Ont-elles fait problème ? Y a- t-il eu quelque duplicité gouvernementale ? Le mouvement de décolonisation, alors à son apogée, nous avait-il donné d’autres idées ?... Toujours est-il que nous sommes entrés de ce fait dans un cycle de mauvaise humeur caractérisé dont nous verrons qu’il est devenu passablement paralysant. Politiquement et culturellement nous étions, comme les autres DOM d’ailleurs, très en avance par rapport aux autres anciennes colonies, notamment d’Afrique : les grandes lois de la troisième république, sur la liberté de la presse, sur les collectivités locales, sur l’école, sur les associations…, avaient marqué nos comportements. L’école, en particulier, avait été pour nous depuis très longtemps un moyen d’émancipation formidable. Nous avons eu très tôt une élite qui avait la capacité d’égaler les plus grands. La boussole qui guidait nombre d’entre nous s’appelait le mérite. A priori nous avions donc, au sortir de la période coloniale, des outils nous permettant de nous engager dans des voies porteuses d’avenir et de traiter les innombrables problèmes inhérents à la nouvelle donne. Dans le même temps il y avait autour de nous un bouillonnement anticolonialiste et révolutionnaire qui ne manquait pas de nous aspirer ; les combats qu’il suscitait influençaient toutes les autres questions, celles-ci étant malheureusement reléguées au second plan. De son côté la France, comme toute l’Europe, avait d’énormes besoins de reconstruction ; elle avait certes été pilotée sous la quatrième République par des gouvernements sans stabilité, conduits par des équipes aléatoires, mais la haute administration assurait fermement l’essentiel. Une de ces administrations aurait dû nous intéresser particulièrement : c’est le Commissariat général au Plan siégeant rue de Martignac. Cette administration créée au lendemain de la guerre rassemblait hauts fonctionnaires et experts de diverses origines avec pour mission de proposer aux pouvoirs publics des choix stratégiques dans le domaine économique, ces propositions ayant en fait des répercussions sur les champs social, démographique, voire sociétal. Ses diagnostics étaient ceux de gens avertis, et ils étaient élaborés dans des conditions suffisamment contradictoires pour que nous en tinssions le plus grand compte. Toutes les données concernant l’Outre-mer en général, la Martinique en particulier, étaient passées au crible : quand il le fallait la sonnette d’alarme était tirée. Et elle a souvent été tirée. Avons-nous été attentifs aux constats et aux propositions de cette institution ? On peut en douter : tout s’est passé comme si cette administration, « coloniale » comme toutes les autres, avait peu de prise sur des convictions confortées ailleurs.

Retenons aussi, s’agissant de nos forces économiques qu’il fut un temps où la Martinique était prospère. On se souvient que la France de Louis XV avait préféré les Antilles françaises aux quelques arpents de neige du Canada : elle avait peut-être manqué de flair, et son choix peut aujourd’hui paraitre curieux, mais il était justifié par la prospérité des Antilles françaises à l’époque. Seulement voilà ! La base de cette prospérité, qui était la culture quasi exclusive de la canne ne pouvait pas ne pas être décriée parce que liée à la dureté de la condition d’esclave. L’opprobre qu’avaient suscité les conditions d’exploitation des usines à sucre a survécu à cause de la persistance du mauvais souvenir, et parce que nous étions en monoculture. Aujourd’hui la boucle est bouclée puisque nous manquons de coupeurs de canne et que nous ne produisons pas assez de sucre pour notre consommation. Heureusement nous restons les champions du rhum, plus rémunérateur. Nous sommes maintenant loin de la monoculture, thème privilégié des discours électoraux d’après-guerre. D’autres cultures spéculatives sont venues : l’ananas, la banane. La production d’ananas est en panne. La banane survit avec l’appui des fonds européens mais elle connait elle aussi de grandes difficultés. Il y a bien des efforts de diversification agricole, mais ils ne paieront que difficilement parce qu’ils butent sur la cherté de nos coûts. Nous savons maintenant que la diversification des cultures n’était pas la panacée. Notre société repose quand même sur un tissu économique divers sollicitant de multiples savoir-faire, mais l’importation tient une place de choix. Au total, en termes de balance commerciale notre petit pays n’est pas équilibré ; il n’a pas à l’être, mais il en est loin, très loin.

A gros traits, nous en sommes là. Sur un plan global, la Martinique pourrait faire mieux ; considérée comme entité elle est, à l’inverse de certaines ambitions institutionnelles proclamées, de plus en plus dépendante. La question est de savoir comment faire pour qu’elle retrouve son allant, et sur la base de quel constat.

Eclairons le chemin.

Comment expliquer le contraste qui existe entre le spectacle de pays presque développé qu’offre notre île quand on la regarde d’un œil superficiel, et la sinistrose qui en réalité domine. Entendons-nous bien : tout le monde n’est pas triste. Le fond de jovialité que nous avons en nous-mêmes est toujours présent. Mais à divers signes on ressent un climat social dur ; la société ne parait pas sûre d’elle et donc de sa projection dans le futur.

Le sujet de polémique majeur, qui fait de tout Martiniquais un spécialiste de l’organisation administrative et politique, est celui qui est apparu peu de temps après que nous ayons cessé d’être colonie, et qui depuis perdure. Il ne date donc pas d’hier ! On l’a dit : la loi de 1946 a été soit mal interprétée soit mal appliquée. Elle n’aura pas effacé le souvenir du système colonial. Au niveau central tous les types de gouvernements sont passés, de gauche comme de droite. Rien n’y fait : au niveau local nous avons toujours des équipes au combat contre « le système colonial », et le plus souvent sur un mode offensif qui imprègne une grande partie de la société. Douze ans après cette loi nous avions pourtant la possibilité d’exprimer notre insatisfaction, et mettre en cause les errements antérieurs. Le referendum de 1958 a été en effet la première occasion donnée aux contempteurs du système départemental de se livrer vis-à-vis de l’Etat à des gestes forts. Sékou Touré l’avait bien fait et conduit la Guinée à une indépendance immédiate. Un vote négatif n’était pas voué bien sûr à avoir pour nous le même effet mais n’aurait vraisemblablement pas été, dans le contexte de l’époque, un signe sans interprétation. Au contraire l’électorat était à cent lieues d’un geste négatif. Il n’empêche : le parti dominant guidé par un leader emblématique a réclamé un changement audacieux, à savoir l’autonomie, choix intermédiaire comme on sait entre l’intégration à l’Etat central (l’assimilation) et son rejet total. Ce choix n’était certainement pas partagé par tout le monde, mais – c’est la règle démocratique - la revendication d’autonomie doit recevoir toute la considération qu’elle mérite, à la mesure de sa popularité. Car ce choix, qui n’est pas un choix médiocre, peut faire valoir de consistantes justifications :

  • La Martinique est à 7000 kilomètres de la Métropole : les deux mondes sont donc bien différents.
  • Une des parties a colonisé l’autre dans des conditions ayant laissé du ressentiment.
  • Son histoire ne se confond pas, loin s’en faut, avec celle de la Métropole.
  • Sur le plan humain, les martiniquais, dont les aspects physiques se caractérisent par une extrême diversité, majoritairement noire et métisse, constituent une population différente de la population, européenne, de la France.
  • Le souvenir d’une période encore relativement récente où le blanc était institutionnellement dominant, est entretenu et reste bien présent dans les esprits.
  • Les décisions prises par un envoyé de l’Etat recevant des ordres de très loin pour les faire appliquer par des acteurs locaux peuvent être mal comprises et mal reçues… Il y a une foule de raisons qui peuvent militer en faveur d’une distance organique par rapport à l’Etat central.

D’ailleurs dans l’ensemble français, il y a des territoires (ce sont les territoires d’Outre-mer) auxquels nous pourrions nous comparer et qui sont reconnus comme autonomes. Faisons cependant à ce stade deux remarques : C’est d’abord que la revendication d’autonomie n’appelle pas forcément un langage ou des comportements révolutionnaires, puisque les deux collectivités concernées demeurent liées pour le meilleur et pour le pire en conservant de puissants intérêts communs. L’autonomie n’a d’ailleurs généralement pas été présentée chez nous comme elle doit l’être. Contrairement à la décentralisation qui est pour l’Etat le moyen de reconnaître à des collectivités des compétences dont il définit les contours, en se gardant la possibilité de les modifier, en restant largement maître de l’attribution des moyens, et en exerçant des contrôles définis de manière plus ou moins stricte, l’autonomie équivaut à partage de compétences. Dans ce cas, l’Etat conservera les fonctions régaliennes (défense, affaires étrangères, justice, sécurité…) et il laissera à la collectivité autonome les compétences qui ne sont pas indispensables à son bon fonctionnement mais sont en revanche proches des besoins des gens (éducation nationale, transports, santé, environnement, industrie, agriculture…). L’endroit où le curseur est mis est le point principal de la négociation qui doit s’établir entre l’Etat et la collectivité. Il reste que la solidarité politique, et si possible affective, est consubstantielle au système. Mais attention : la collectivité autonome exerce pleinement sa responsabilité sur les matières qui lui appartiennent. C’est-à-dire qu’elle décide et contrôle, mais c’est aussi elle qui paie, sur son budget, à la place de l’Etat. Ce qui ne l’empêche évidemment pas de recevoir de l’aide extérieure, en particulier des subventions de l’Etat. Comme on le voit, la problématique de l’accession à l’autonomie est simple. La difficulté devrait seulement être de savoir comment parvenir à cette évolution. Il fut un temps où on pouvait se demander si l’Etat ne tenait pas à s’accrocher au statu quo tel qu’il résultait de la constitution de 1958. Les points d’appui l’expliquant pouvaient être : le halo entourant les idéaux de la République gaullienne, à savoir le prestige et la grandeur de la France, l’influence de Michel Debré, etc… Aujourd’hui tout le monde sait que nous ne pouvons plus nous poser cette question. Sans rappeler que l’équipe arrivée au pouvoir en France en 1981 est celle qui, dans le programme commun de la gauche de 1972, avait mis la Martinique au chapitre des Etats étrangers, on sait en effet que c’est nous-mêmes qui mettons les freins à toute vraie évolution dans un tel sens. C’est la réalité. Cette réalité est d’autant plus troublante qu’elle s’est bizarrement muée ces toutes dernières décennies en fuite en avant. « Ils n’ont pas assez de pain, qu’ils prennent de la brioche » aurait lancé Marie-Antoinette à un moment où les parisiens allaient déferler sur Versailles en demandant le pain dont ils manquaient. La formule pourrait être ici transposée : « ils n’ont pas assez d’autonomie, qu’ils prennent l’indépendance » ! Le choix de l’indépendance n’est pourtant pas absurde et pas davantage médiocre. Ce n’est pas par hasard que cette revendication a de l’écho. D’autres justifications se surajoutent aux précédentes :

  • Même si elle est apparue tard chez nous, la revendication d’indépendance est absolument classique dans tous les territoires ex-coloniaux.
  • Nous sommes dans la Caraïbe entourés de territoires indépendants ayant la pleine capacité de décision sur tous les sujets. Nous pouvons par conséquent avoir envie de rompre toutes chaînes et comme eux prendre notre destin en mains, à l’instar par exemple de Sainte-Lucie. *Nous sommes en effet entre deux îles qui bon gré mal gré ont accédé à l’indépendance. Si d’ailleurs nos derniers colonisateurs avaient été les anglais et non les français, nous ne serions pas devant ce casse-tête de nous demander ce que nous souhaitons être. (Rappelons à ce propos que le système colonial britannique avait été fondamentalement différent du modèle français. Dans le Commonwealth chaque territoire gardait la personnalité qui lui était propre, et au moment de la décolonisation l’intégration dans l’Etat du colonisateur n’était ni envisageable ni envisagée. Tandis que la tradition centralisatrice, jacobine, de la France ouvrait une possibilité d’intégration que nous n’avions pas manqué de réclamer depuis le 19ème siècle. Autrement dit la départementalisation qui nous a été appliquée n’aurait pas pu se réaliser dans les deux îles voisines. On dit même qu’ayant été conduites par Londres sur le chemin de l’indépendance, elles ont tenté de se placer, sans succès, sous l’ombrelle française. Et ce dans une période où beaucoup réclamaient avec fracas le desserrement du lien avec la France. Rien n’est simple !)
  • Une autre raison, tout à fait estimable d’ailleurs, concerne l’ego de nos représentants. Dans les assemblées caribéennes, les porte-paroles antillais sont les seuls à être frappés d’une sorte de capitis deminutio par rapport à leurs collègues des autres îles, flanqués qu’ils sont d’un œil de l’Etat français… Il est évident qu’avec de tels arguments pour convaincre on peut convoquer l’émotion à l’envi et faire mouche à chaque fois. Ce qu’on peut en toute logique observer de plus clair, c’est que ces mots d’ordre d’autonomie ou d’indépendance sont des mots d’ordre qui ont une incontestable faveur chez les électeurs Martiniquais.

Alors ? Allons-nous vers la crise, la rupture ? Est-ce bien grave ?

Non, pensera-ton, ou dira-t-on. Regardez autour de vous, répétera-t-on en privé : nous n’avons pas cessé d’appartenir au système français et ce n’est pas près de changer. C’est vrai : il suffit d’observer que sauf les discours et quelques gestes symboliques, il ne s’est jamais rien passé de déterminant. Les élections se succèdent mais n’ont jamais pour effet de changer le statu quo. Nos députés au Palais Bourbon se fondent sans problèmes, quels qu’ils soient, dans la masse des autres députés : il y a certes eu et il y a encore de grandes déclarations, mais pas plus. Les protestations officielles sont légion mais elles restent des protestations sporadiques sur des sujets limités ; elles ne vont pas plus loin. Pourquoi donc s’émouvoir ? Il serait cependant de courte vue de penser que ce porte-à-faux n’a pas d’importance. Les dommages, pour être diffus, n’en sont pas moins très lourds tant en effets directs qu’en pertes de chances. Les protestations restent des protestations : d’accord. Mais il n’échappera à personne qu’elles induisent en permanence un climat général délétère. La pâte électorale, c’est de la pâte humaine… Elle est en droit de se mettre en conformité avec les positionnements de ses élus et autres leaders charismatiques, et mettre toute son âme dans la défense du pays contre l’Etat « colonial » tant décrié. Cet Etat qui est couramment présenté comme une force machiavélique qui réduirait implacablement à l’impuissance les forces vives locales. C’est ainsi qu’on peut observer une méfiance, non généralisée mais diffuse, à l’égard de ce qui est imputable à l’Etat, même lorsqu’il s’agit d’avis d’experts indépendants ou d’une justice présentée à l’occasion comme partiale ; a fortiori lorsqu’il s’agit de sujets qui fâchent. Sans parler des affiches, toujours radicales, qui ont fleuri et fleurissent encore sur les murs. Au total, dans la ligne de discours qu’on peut entendre, on fait bien partie de l’Etat, mais virtuellement seulement. On y est, mais pas vraiment. Comme on dit vulgairement chez nous, nous sommes « entre deux vitesses » : les mécaniciens du vélo savent ce que cela veut dire. Notre drame depuis longtemps est là. Cette gymnastique intellectuelle pour gens avertis est parfaitement maîtrisée par les professionnels de la politique et les corps intermédiaires protestataires. Elle ne peut pas être intégrée facilement par les gens ordinaires. Bien souvent le citoyen de base pourra être tenté par l’intransigeance que lui suggèrent ses leaders. Certains d’entre eux réclameront par exemple un drapeau ; il en existera même un, en l’occurrence sous une forme lilliputienne pour rappeler l’acharnement au combat. Les discours révoltés qu’il entend régulièrement ne seront évidemment pas sans effet. Comme il ne voit rien venir et que cela dure, on ne s’étonnera pas qu’il soit plongé dans une réelle frustration. Bien que le Martiniquais soit doté d’une aptitude certaine à relativiser les choses, on ne sera surpris pas que dominent insatisfaction, mal-être et les conséquences effervescentes qui en découlent. Elles viennent se surajouter aux autres causes de sinistrose. La plupart des sujets sociaux sont d’ailleurs dans leur formulation et dans leur ton sous cette influence : il en est ainsi des questions de justice, ou encore des revendications corporatistes qui souvent ne connaissent ni limites ni mesure… On voit régulièrement des groupes déjà relativement favorisés demander toujours plus avec la complicité passive de la population ; une population conditionnée pour cela et sans, le plus souvent, que les leaders se mêlent de jouer le jeu qui leur incombe, qui est de porter le langage de l’apaisement et de la raison. Les plus durs d’entre eux attisent le feu au contraire. La base des protestations est généralement la même : c’est l’Etat « colonial » qui est montré du doigt.

Analysons la pertinence de nos choix et de nos positions.

Comme les décisions et propositions émanant de l’Etat ne sont majoritairement reçues qu’avec méfiance, nos positionnements sont logiquement réservés, voire négatifs. En mobilisant nos énergies sur des combats latéraux nous perdons des chances sur l’essentiel. Ainsi :

  • La Martinique est peu présente dans la sphère des décideurs nationaux.
  • Le monde économique subit régulièrement les conséquences d’actions hostiles, sans qu’il y ait grand monde pour faire prévaloir l’intérêt général.
  • Certes il ne doit pas y avoir de concurrence entre l’île sœur, la Guadeloupe, et nous : il convient même de veiller scrupuleusement, sous peine de perte de crédibilité, à ne mettre aucun chauvinisme dans nos rapports. En revanche une saine émulation est parfaitement légitime et bienfaisante par nature : cela devrait exclure que nous soyons en déficit de pugnacité par rapport à l’île-soeur sur maintes affaires pouvant concerner les deux îles. On peut citer par exemple la route du rhum, entreprise aux dimensions planétaires, qui nous a échappé alors que nous avions pas mal de titres à faire valoir ; on peut citer aussi le cheminement du dossier du nouveau port où la position revendiquée par la Martinique n’a pas été à la hauteur des indéniables avantages naturels qu’elle offre…
  • Par rapport à l’ensemble des autres DOM, alors que la Martinique avait toujours gardé une confortable avance, tous les clignotants montrent, d’après les chiffres de l’INSEE, que nous perdons progressivement du terrain, jusqu’à être rattrapés voire dépassés. La Réunion, par exemple, qui était assez loin derrière nous il n’y a pas si longtemps nous passe allègrement devant, droite dans ses bottes institutionnelles.

Tous ces désagréments semblent bien dus aux freins que nous nous imposons, et à cette sorte de réserve qui se manifeste assez fréquemment à l’égard de toute action concordante avec l’Etat, un Etat dont nous faisons pourtant pleinement partie. Il s‘ensuit un positionnement déséquilibré dont nous devrions bien prendre conscience parce qu’il nous met en conflit avec nous-mêmes, et qu’il est responsable de considérables pertes de chances La méfiance qui domine chez nous et qui est ancienne, conduit souvent à des erreurs de jugement qui nous emballent et parfois nous portent tort. Parmi d’autres, deux exemples anciens mais emblématiques en témoignent : il s’agit de la question de la parité globale, et de l’affaire du Bumidom.

Ces deux exemples sont mis en annexe. Ils ne sont pas spécifiques à la Martinique, puisque les autres DOM ont été concernés. Mais nous avons eu des voix fortes qui ont pesé sur ces sujets et nous devons prendre toute notre part dans ce qui s’est produit.

Changeons les perspectives.

Le double effet du déséquilibre latent de la société martiniquaise et de la difficulté à avoir un bon positionnement dans l’ensemble politique et administratif français auquel elle appartient, conduit à se demander comment faire évoluer cette situation évidemment dommageable. Les trois positionnements possibles par rapport à la France sont ceux qui sont rabâchés depuis longtemps, les seuls possibles en vérité : soit l’intégration dans le système français (ce qu’on appelait au début assimilation, l’assimilé ayant été rapidement brocardé sous l’appellation « assou milé »), soit l’autonomie, soit l’indépendance. Comme on le sait personne n’envisage de sortir, au moins présentement, du système départementaliste. Ni le peuple par ses votes, ni les élus même lorsqu’ils affichent des doctrines différentes, voire les plus radicales. Si nous sommes dans la confusion, c’est parce qu’on assiste à une dissociation récurrente du discours et de l’action. On aspire à sortir du système, mais on intériorise en même temps le fait qu’il ne faut pas en arriver à perdre les avantages qui y sont attachés. Cela induit une sorte de dédoublement dans le cœur de la société martiniquaise, l’une adossée à l’émotion, l’autre cernée par la raison. Or il en est des sociétés, qui sont des personnes morales, comme des personnes physiques : le dédoublement de la personnalité ne dit rien de bon : il doit être traité. Heureusement il apparait que, si nous le voulons, nous pouvons encore sortir de ce dédoublement qui nous afflige. Il reste à y parvenir. En effet, dans la pratique, il y a derrière les mots et les postures visibles beaucoup plus de convergences dans notre corps politique et social qu’il y paraît. Pour l’illustrer, on pourrait se contenter de dire que nos représentants, même lorsqu’ils sont confortablement élus sur des mots d’ordre différents, n’ont jamais songé à réaliser leurs promesses en quittant le système actuel. Leurs discours et leurs manières d’être peuvent nous égarer, mais il y a en permanence des signes qui le confirment. Des signes largement généralisés et d’autant plus forts qu’ils s’accomplissent de la façon la plus naturelle, montrant que, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, tous s’accommodent du statu quo. (Disons au passage que l’aménagement juridique qui se prépare actuellement pour la mise en place d’une collectivité unique pourra comporter des changements organisationnels, mais c’est par effet d’optique qu’il parait équivaloir à remise en cause du statu quo. Ceci dans la mesure où notre action publique devrait continuer à dépendre directement, pour l’essentiel et dans tous les domaines, des décisions et des contrôles des autorités politiques et administratives de l’Etat.) Sans insister en effet sur nos larges habitudes de travail et de collaboration tranquilles avec l’Etat, on peut relever le naturel de l’implication de tous nos responsables administratifs et politiques dans leurs rapports avec les instances européennes qui sont indissociables de l’Etat. Nous ne sommes pas dans l’Union européenne par nous-mêmes. Si en effet nous y sommes comme n’importe quelle autre collectivité métropolitaine c’est par notre appartenance à la France : c’est elle qui nous donne cet accès et nous entérinons tous ce processus. C’est parmi bien d’autres un des signes forts de notre acceptation du statu quo. Singulièrement, un évènement récent démontre que nous avons tous apprivoisé notre statut et notre citoyenneté française de plein exercice. Il s’agit de la remarquable inaction de tous, y compris des contempteurs du statut politique actuel, devant la départementalisation en cours à Mayotte. Voilà un territoire qui est bien plus éloigné que nous des caractères d’une collectivité métropolitaine, qui est considérablement moins avancé que nous sur tous les plans, et qui entre sous nos yeux entre dans le même club « départementaliste » que nous. Ceux qui y sont allés et qui savent de quoi ils parlent sont d’ailleurs plus que perplexes sur cette aventure. Or on n’a guère entendu des voix fortes de chez nous dénoncer ce « retour du colonialisme ». C’est donc que, contrairement ce qu’on peut inférer de certains discours, le système départementaliste n’effraie plus personne. En conséquence de ces observations, on peut affirmer que jusqu’à maintenant, à défaut d’être autre chose, nous nous reconnaissons tous tant que nous sommes dans la pleine intégration au système auquel nous participons. Pas explicitement en se proclamant départementalistes (quelle importance ?), mais implicitement dans la mesure où il n’y a aucun rejet réel de notre condition actuelle. En somme, nous sommes tous, dans la pratique et à un égal degré, des départementalisés plus ou moins contents mais toujours consentants. Ce serait une chance que nous ayons la force d’en prendre acte et de conformer nos discours à cette acceptation de notre état, au lieu de mettre en permanence le martiniquais sur la corde raide en mobilisant lourdement son énergie sur des luttes et des revendications qui restent fictives et durablement sans effets. Peut-être deviendront-elles un jour des objectifs réels, mais force est de constater que rien n’indique l’actualité de ces combats, qui ne sont pas inoffensifs et qui durent. La protestation, l’entrave ou la bouderie restent encore des pratiques courantes. Mais elles laissent des traces au cœur de chaque citoyen et ne font pas de nous un peuple sûr de lui. Notre problème est là, essentiellement là. Au contraire une normalisation des comportements, une baisse de l’hostilité populaire par desserrement de la conflictualité sur ces sujets virtuels auraient d’énormes effets. Les divergences, conséquences d’approches différentes, existeraient toujours mais au moins elles porteraient sur des sujets concrets ou ayant une prise vraie et perceptible sur la vie des gens : en particulier les sujets affectant lourdement notre jeunesse, qui ne peuvent être que des sujets consensuels. Les leaders politiques, associatifs et syndicaux pourraient dès lors être jugés à l’aune de leurs véritables capacités, ainsi que de la pertinence de leurs projets et de leurs résultats. Aujourd’hui le débat droite-gauche ne s’applique guère au plan local ; il n’apparait timidement que dans la seule mesure où nous nous impliquons dans les débats nationaux, c’est-à-dire rarement. C’est le positionnement par rapport à la ligne statutaire qui a pris la place de ce débat, l’autre marqueur de notre vie politique et sociale étant l’origine des fortunes et la charge historique qui s’y attache : deux sujets frustrants et dévorants en énergies que nous soulevons sans cesse, les émotions qu’ils suscitent semblant avoir leurs fins en elles-mêmes. De ce fait notre tendance lourde est de privilégier les attitudes réactionnelles par rapport à ce que font les autres, en particulier l’Etat. Malheureusement, par nature, ces attitudes ne sont porteuses d’aucune valeur ajoutée. Cela ne veut pas dire qu’elles sont forcément inutiles ou pénalisantes ; elles sont même nécessaires à la maturité des échanges, mais à la condition d’être réalistes et mesurées. C’est l’action qui devrait prendre le dessus sur la réaction. On sait bien que les domaines ne manquent pas où les contributions locales pourraient s’exprimer avec une incontestable utilité. Au-delà de leur cœur de métier qui consiste pour les uns dans la gestion administrative et financière de leurs collectivités, et pour les autres dans le traitement des affaires nationales en même temps que la défense au niveau national des intérêts locaux, nos leaders ont la possibilité de mobiliser de la façon la plus naturelle qui soit la force morale qu’ils incarnent (souvent avec charisme d’ailleurs) pour s’engager personnellement dans la solution de bien des problèmes sociaux et sociétaux, que nous savons multiples et graves. Remarquons par exemple que, dans un petit pays comme le nôtre, le travail syndical ne peut pas fonctionner en circuit fermé, avec « la bride sur le cou » comme actuellement. Il faut des contre-forces pour l’équilibrer. C’est ainsi que le blocage du port ou l’arrêt de la distribution de l’électricité ou de l’essence par exemple, dans le contexte qui est le nôtre, sont beaucoup trop faciles à mettre en œuvre et ont des effets trop dévastateurs pour ne servir que des intérêts corporatistes, souvent incroyablement limités. A cet égard on voit bien que l’armement juridique et les méthodes du niveau national appellent une adaptation aux réalités de notre situation locale, car notre fonctionnement syndical, à l’égard en particulier de l’exercice du droit de grève, est un fonctionnement bien spécial. Un droit qui est régulièrement dévoyé et qui aboutit parfois à des dommages gravissimes, mérite de la manière la plus logique d’être contenu dans son exercice, et encadré de manière appropriée. Dans un domaine pareil, et compte tenu des particularités de notre contexte, l’Etat central ne peut évidemment pas être légitime à agir seul. Le débat local est nécessaire ; le travail préalable de réflexion puis la participation à l’action devraient être l’apanage de l’élite politique locale.

Concluons sur une note d’espoir.

Ainsi il nous faudrait trouver d’autres chemins. Notre société a aujourd’hui grand besoin de se rénover dans ses conceptions. Il ne serait pas absurde d’envisager, à la lumière de nos expériences passées, et en observant celles d’autres territoires comparables, une réflexion dans ce sens. Ce serait la meilleure façon de prouver notre maturité et notre curiosité, et d’acquérir de la confiance. La Martinique s’est trop payée de mots depuis plus d’un demi-siècle. Personne jusqu’à maintenant n’a demandé qu’un service public quelconque (qu’il s’agisse de l’éducation nationale, de la sécurité sociale, de l’aide sociale, de l’agriculture, etc…) ne soit plus rattaché aux administrations, et donc au budget, de l’Etat. En conséquence nous n’avons jamais cessé d’être traités comme un département ou une région métropolitaine, comme les 3 autres DOM d’ailleurs, et il n’y a pas grand monde, vraiment pas grand monde chez nous, pour souhaiter que cela change. Il n’y a aucune honte à admettre cela, aucune gloire à l’esquiver. Aucune contorsion idéologique, aucune acrobatie sémantique, aucune manipulation cosmétique ne peut masquer ce fait fondamental. Nier ce fait ne serait pas grave s’il n’y avait pas au bout des conséquences dommageables. Au contraire, comme il est dit plus haut, les dommages sont lourds. Il serait donc temps que chacun s’y mette pour aider le corps social à sortir du piège dans lequel il est enfermé et qui le fragilise doucement. Quelle chance ce serait pour le pays si quelques voix charismatiques, entendues parce qu’engagées, s’employaient à prendre une tangente leur permettant de donner un nouveau cours aux comportements et aux discours, et du même coup libérer les esprits ! Quelle chance pour la société si elle pouvait être débarrassée de ses vieux démons ! Quel progrès si les le temps et l’énergie consacrés à moult actions de protestation et d’opposition, négatives par essence, pouvaient s’orienter vers la recherche des solutions dont le pays a besoin ! La Martinique pourrait alors regarder l’avenir autrement.

Certes nous n’aurons pas facilement accès à la prospérité : bien que nous ayons pas mal d’atouts, nos potentialités sont en effet mesurées. Mais un climat apaisé et tourné vers plus de progrès est à notre portée, et il sera porteur d’énormes espoirs, dans tous les domaines sans exception. Et puis, la richesse que nous avons, c’est la principale : la richesse humaine. Elle sera à coup sûr efficace si elle est bien orientée. Privilégier une ambiance délibérément positive, pousser nos garçons et nos filles, nos femmes et nos hommes à cultiver l’esprit qui servait de moteur à nos pionniers : ce devrait être notre credo. Cet esprit existe ; il est même étonnamment présent. Légion sont, heureusement, ceux qui, ne s’embarrassant pas de spéculations inutiles, marchent vaillamment vers la réussite : nous l’avons constaté. Ils savent que les avancées de la science et de la technologie ouvrent des perspectives infinies et que même un petit pays comme le nôtre peut en tirer le meilleur parti. C’est eux, où qu’ils soient, au pays, en Métropole ou ailleurs qui vont finir par donner au pays l’optimisme qui lui manque actuellement, et aider les acteurs en place à tendre les énergies vers les sujets qui en valent la peine. Nous devrions les encourager de toutes nos forces. Nous avons cette richesse. C’est peut-être de quelques Martiniquais géniaux et entreprenants que pourrait venir une certaine lumière. Il faut l’espérer.

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Annexe 1 - La question de la « parité globale ». Ce système, dont la mise en place remontait aux années 60 fonctionnait Ce système, dont la mise en place remontait aux années 60 fonctionnait sur la base d’un constat simple. La France métropolitaine étant en état de dénatalité chronique depuis le 19ème siècle, le régime de Vichy avait élaboré en 1941 une loi ouvertement nataliste pour qu’elle ne manque pas de bras et de soldats. Cette loi avait été reconduite après la guerre pour les mêmes raisons, les intentions guerrières mises à part. La Martinique était dans la situation exactement inverse. Elle était terre d’émigration, donc en état de surpopulation par rapport à ses capacités économiques. Il se trouve que l’Etat devait mettre en place l’extension aux DOM des prestations familiales. La Constitution toute fraîche permettait d’adapter les lois applicables aux DOM. C’est ainsi qu’un système particulier a été mis en place sur la suggestion du Commissariat au Plan pour tenir compte d’une situation particulière : on l’a appelé la parité globale. C’était une méthode consistant à mesurer les débours que les organismes familiaux auraient payé s’ils appliquaient la législation métropolitaine, à ne pas appliquer cette législation nataliste qui nous était inappropriée, et utiliser les moyens ainsi mesurés pour le financement d’un système adapté à notre situation propre. Le principe ne paraissait pas illogique. Mais dans l’application il y a eu quelques problèmes pratiques. Certes cet argent avait permis un développement sans précédent des cantines scolaires, mais le système était managé par le préfet à qui il arrivait d’être tenté d’utiliser les moyens financiers disponibles pour des objectifs qui pouvaient prêter à discussion. En outre le calcul des masses financières faisait l’objet de contestations parce qu’il paraissait défavorable aux DOM. Le rôle des politiques locaux aurait dû être de se battre, de s’organiser de manière efficace pour surveiller avec vigilance les pratiques et d’imposer les corrections nécessaires, tant du point de vue de la définition des volumes financiers que de la maîtrise de l’utilisation des moyens. On avait par là la possibilité de participer localement à la définition de nos besoins et de nos actions, de gérer des fonds importants, de disposer d’équipes locales pour le traitement de nos choix familiaux et démographiques, et d’avoir ainsi une approche « autonome » de la question. Il y avait de l’ouvrage, mais au bout il aurait pu y avoir l’embryon d’une politique prenant en compte les intérêts spécifiques de la population locale. Tout cela sans bousculer notre statut politico-administratif et en étant en phase avec les services de l’Etat.. Au lieu de défendre pied à pied nos intérêts, nous avons préféré nous poser en victimes et nous accrocher à une formule, littérairement lumineuse, qui avait fait florès : « La parité globale, c’est la globalité de nos disparités ». Nos techniciens et nos syndicats, intéressés par une gestion excluant les interférences du politique, se sont alors chargés de faire les pressions nécessaires pour que les petits martiniquais aient les mêmes prestations en tous points que les petits français métropolitains, par application des règles édictées au niveau national. Ils y ont pleinement réussi quelques décennies après. Ce choix avait sa logique aussi, mais il allait dans le sens de l’assimilation pure que nous mettions pourtant en question dans le même temps. N’avons-nous pas raté par notre choix une occasion de prendre en charge un pan important de notre action politique et sociale ? On peut le soutenir. Ajoutons au passage que si nous avions fait cela, nous aurions alors été à même d’essayer de gérer, et non de commenter aujourd’hui avec une pointe d’étonnement, le « vieillissement » de notre population. Nous aurions su que nous n’aurions pas pu l’éviter totalement vu la force de la poussée migratoire, mais que nous aurions pu l’infléchir. Un certain vieillissement était en effet mécaniquement inévitable du fait de la perte d’éléments jeunes quittant le pays, les éléments plus âgés restant en place. Phénomène qu’on peut rapprocher de la situation du Japon dans les années 50, du fait de la politique d’avortements qu’il avait menée pour contenir sa population jugée pléthorique, ou de la Chine qui encore aujourd’hui se prive d’éléments jeunes par son contrôle implacable des naissances. Les actions sont différentes mais les résultats sont de la même nature. Ces deux pays ne sont pas surpris par le vieillissement programmé de leur population. Pourquoi le serions-nous, d’autant que notre cas est aggravé par un problème que, fort logiquement, ils n’ont pas à affronter, à savoir le retour au pays natal d’un certain nombre de nos anciens migrants devenus âgés. Au lieu de commenter aujourd’hui, il fallait anticiper, c’est-à-dire prévoir !

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Annexe 2 - L’affaire du Bumidom

Il est évident qu’il est douloureux, pour qui que ce soit, de voir les siens quitter leur pays parce qu’ils n’y trouvent pas leur place. On peut donc facilement convoquer l’émotion là-dessus. La Martinique a un problème chronique de surpopulation, qui fait d’elle une terre d’émigration. C’était particulièrement le cas dans les années qui ont suivi la guerre ; les capacités économiques se dégradaient de manière inquiétante dans le même temps. On ne compte pas les rapports décrivant à l’époque cette situation et les risques qu’elle comportait. La grave crise sociale survenue en 1959 était le symptôme de la gravité de cette situation. Rappelons par exemple qu’au début du 19ème siècle déjà, 5000 martiniquais étaient allés se faire estropier ou tuer en allant travailler à Panama pour le creusement du canal. On l’a oublié, mais à tort. Ce n’était pas non plus un phénomène spécifique à la Martinique : la surpopulation était observable partout dans la Caraïbe. Au moment même où les services français inventaient le Bumidom pour faire venir des antillais et des réunionnais (16000 martiniquais au total sur une quinzaine d’années), la Grande Bretagne prenait une loi pour fermer ses frontières à ses anciennes colonies de la Caraïbe. Que croyez-vous qu’il arrivât ? A l’annonce de cette loi les caribéens, en particulier les jamaïcains affluèrent en masse vers la Grande Bretagne pour ne pas en subir les effets. Après la loi il n’y avait place que pour la clandestinité. En outre dans la même période où la migration »domienne » était encouragée, la France imposait dans ses accords de main d’œuvre des conditions extrêmement restrictives à des pays désirant exporter leur main d’œuvre en France, comme le Portugal. Si le Bumidom a existé c’est parce que les martiniquais sont des citoyens français, que la crise sociale faisait exploser le pays, que la France avait la possibilité économique de recevoir nos migrants et que la migration était vitale pour nous du fait d’un chômage qui dure encore. Signalons à cet égard que beaucoup de ceux dont la candidature n’avait pas été prise en charge par cette institution partaient quand même, à l’aventure. Il y avait donc une demande forte. On sait d’ailleurs que la migration avait commencé bien avant et qu’elle se poursuit encore. On sait aussi que malgré le Bumidom notre population a beaucoup augmenté et que notre territoire connait une des plus fortes densités démographiques de la Caraïbe (après Saint Martin et La Barbade). Cette entreprise a sans doute donné lieu à des excès, surtout à La Réunion. Mais que n’aurait-on pas dit si les portugais ou autres espagnols avaient eu la priorité sur les originaires des DOM. Dire, comme on l’entend parfois, que la France avait un impérieux besoin du service de nos migrants, et donc que la générosité venait de nous, est une affirmation qui ne résiste pas à l’examen et vise à cultiver par la posture critique l’hostilité à une action menée par l’Etat. On le voit, cet épisode douloureux aurait dû être traité avec sérieux et réalisme, au lieu de donner lieu à des commentaires fantaisistes, et d’être un sujet de polémique exacerbée. Nous nous sommes beaucoup bourré le mou sur cette affaire. Bien excessivement.

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Annexe 3 - Eléments de parcours.

Hormis quelques années de coopération, l’auteur de ces lignes a passé l’essentiel de sa carrière dans les services centraux de l’Etat. De par certaines des fonctions qu’il a exercées, la dimension internationale de sa carrière a été néanmoins importante ; elle l’a conduit dans les pays du Maghreb, certains pays d’Afrique noire, certains pays de l’Est de l’Europe, le Québec…En outre, il a eu pendant plus de dix ans, la charge de parcourir très régulièrement l’ensemble de l’Outre-mer français. S’agissant des DOM, il y a effectué essentiellement des missions de conseil et de contrôle d’administrations publiques, parapubliques, voire privées. Ces missions s’étendaient à deux collectivités sui generis, Saint Pierre et Miquelon, et Mayotte (qui n’était pas encore un DOM). Les missions dans les TOM, dont le système statutaire repose sur le principe d’autonomie, étaient du fait de la nature des matières concernées, des missions d’audit et de propositions, notamment en Nouvelle Calédonie, en Polynésie française, à Wallis et Futuna…Le regard porté sur ces pays a porté, par nécessité, sur tous les aspects du fonctionnement de ces sociétés.Il a par ailleurs longtemps présidé le Casodom, la plus ancienne et une des plus importantes de celles qui sont destinées aux originaires des DOM en Métropole. ***