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Les cahiers des Talents de l’Outre-Mer
Interview des Talents de l’Outre-Mer - Eurénice FARDINI-BUFFON
Eurénice FARDINI-BUFFON Professeure certifiée de Lettres-Modernes en ZSP* Chanteuse lyrique RQTH² depuis 2006 Palmes d’Or du Bénévolat – Edition 2015 Talent confirmé des Outremers - CASODOM 2017 Arts, Lettres et Sciences Humaines
Interview des Talents de l’Outre-Mer
Racontez-nous vos années d’études et/ou votre parcours professionnel.
Un peu plus d’un mois après l’obtention de mon BAC A4, forte de la promesse d’une bourse d’études du 6ème échelon (le plus élevé alors), inscrite en DEUG de Lettres Modernes en région parisienne où devaient m’accueillir mes aînés, avec la bénédiction de mes parents très tristes de ne pouvoir m’aider financièrement, je me suis retrouvée dans l’Hexagone. C’était ma première longue séparation d’avec mes parents et mon premier long courrier, donc La Découverte à plus d’un titre. Dans un premier temps, hébergée par ma sœur aînée, j’ai ensuite obtenu une chambre dans une résidence universitaire parisienne. Sans le soutien financier de mes parents et ma bourse ne couvrant qu’une partie de mes besoins, je me devais de cumuler, outre mon double cursus Lettres-Modernes et Philosophie ainsi que le conservatoire : jobs le soir après les cours et pendant les « petites vacances » (cours de français, entretien de bureaux, traductions de l’anglais au français et dactylographie de documents, vacations d’été en milieu hospitalier et, plus tard, poste à temps partiel d’assistance de direction et d’assistante du rédacteur en chef du JAES (Journal of African Earth Sciences),… En parallèle, le chant étant ma seconde respiration, j’étais membre d’un groupe vocal et, pendant un an, directrice d’une chorale d’église dont j’étais la benjamine… Après trois ans d’un tel rythme sans vacances réelles et obligée de réussir faute de quoi je perdrais le bénéfice de ma bourse d’études, ma santé s’en est ressentie ce qui m’a valu une prise en charge médicale de plusieurs mois pour me remettre sur pied. Fort heureusement, mes enseignants, bienveillants et conscients de mes efforts, comprenaient mes absences qui étaient en partie compensées par la vigilance d’une co-étudiante, guyanaise, qui m’apportait une fois par semaine le double des cours les plus techniques qu’elle s’astreignait à me prendre régulièrement au carbone et m’informait de la progression des autres cours et TP. Quel dévouement ! Dès que j’ai pu me remettre à étudier, petit à petit, à partir de toutes ces informations et des bibliographies recommandées par les professeurs, j’ai pu rattraper mon retard et, contre toute attente, obtenir en fin de semestre neuf U. V. sur les dix réglementaires. Plus qu’une à repasser en septembre, que j’ai obtenue avec une mention inattendue. Cet exploit réalisé, bien qu’encore vulnérable mais rassurée quant à la poursuite de mon cursus puisque je pouvais m’inscrire en quatrième année et obtenir ma bourse, je me suis donc organisée pour poursuivre mes objectifs. Malheureusement, la conjoncture m’étant de moins en moins favorable, j’ai dû interrompre ma thèse de troisième cycle.
Mon DEA en poche, ce qui, en soi, était en quelque sorte miraculeux : . parcours du combattant, . résistance aux propositions d’argent facile au détriment de mes valeurs,…, et résolue à faire d’autres expériences, j’ai pu partir aux USA faire de la coopération en tant que French Teacher dans le système scolaire louisianais non sans avoir au préalable donné un concert pour clore tout un cycle de formation vocale et de travail du répertoire avec mon ami Illo Umphrey, baryton chantre, lauréat du CNSM de Nice. C’était, en 1987, mon premier concert en tant que soliste et une merveilleuse soirée dans le 13ème arrondissement de Paris. En Louisiane m’attendaient de nouvelles et alléchantes découvertes : humaines, linguistiques, didactiques, culturelles, musicales,… avec la possibilité inespérée de m’inscrire à l’université la plus proche de mon domicile, de m’intégrer à l’univers musical du lieu (NLU Gospel Choir,…) pour m’imprégner notamment de la culture du spiritual et du gospel authentiques tout en poursuivant ma formation vocale et musicale (solfège, piano,…) et en étant invitée à participer à certains concerts ou autres programmes en tant que Featured Guest (invitée spéciale). En dépit de la forte tentation de pérenniser une telle aventure, après deux ans, j’ai répondu à l’appel de mon alma mater en acceptant un poste au lycée où j’avais obtenu mon baccalauréat. Fortement investie de ma mission, j’ai pu accompagner plusieurs promotions d’élèves au baccalauréat de français en ayant à cœur de leur faire découvrir leur patrimoine littéraire et culturel en même temps que les auteurs du programme. Outre la découverte et/ou l’étude de leurs œuvres, ils ont donc eu l’avantage de rencontrer des auteurs tels : feu Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, feu Edouard Glissant,… ce qui a créé entre nous un lien, me semble-t-il, indéfectible en raison de l’originalité et de la portée de l’expérience. En parallèle, j’ai accepté de m’investir dans la promotion et la vulgarisation de cette même richesse littéraire et culturelle en produisant, pendant quatre ans, une émission littéraire sur une radio locale outre l’organisation pendant quatre ou cinq ans, dans le cadre de la cité scolaire, d’un programme péri-éducatif MUSIKORAMA qui visait à réveiller, stimuler et valoriser les potentiels variés des élèves : internes, externes, collégiens et lycéens tant du lycée général que du lycée professionnel en impliquant les encadrants de toutes catégories : enseignants, surveillants, personnel d’entretien,… pour une prestation annuelle qui réunissait l’ensemble de la communauté scolaire ainsi que les parents, les amis,… Il s’agissait de mutualiser les talents des uns et des autres pour une soirée annuelle de « prestige » qui, bien qu’avec des moyens réduits, était systématiquement d’un degré d’exigence professionnel tant pour les musiciens et chanteurs, les décorateurs, les équipes d’accueil, l’organisation, les répétitions,…, que les prestations. Il va sans dire qu’une telle émulation a produit des effets au-delà de nos espérances, l’investissement global des élèves et leur niveau général s’étant sensiblement amélioré. Dans le même temps, le besoin de rencontrer les anciens élèves se faisant ressentir de plus en plus, j’ai entrepris de les rechercher et de les contacter en vue de créer notre Alumni Association ce que nous avons pu réaliser au bout de quelques mois. Moins d’un an plus tard, logiquement, prenait naissance, sous ma direction, le Chœur RAMALUMNI, fer de lance de notre association avec le concours d’autres anciens élèves et de sympathisants. Sept ans plus tard, devenu Ensemble Vocal MUSIKANTO, notre choeur a continué de rayonner tant dans le bassin caraïbéen (Martinique, Guadeloupe, Guyane) qu’en Europe (Paris, Strasbourg, plusieurs villes d’Allemagne), qu’en Amérique latine (Mexico, Bogota) à l’occasion de programmes variés : concerts, festivals régionaux et internationaux, activités de proximité, humanitaires, culturels,…
En Guadeloupe depuis 1996, bien que perturbées par les dégradations de mon état de santé (plusieurs CLM et RQTH depuis 2006), mes activités professionnelles, communautaires et associatives (culturelles, artistiques et humanitaires) ont continué :
. préparation, pendant plus de vingt ans, des élèves aux BAC professionnels, . obtention en 2009/2010 avec la terminale Bac Pro Comptabilité du premier prix des journaux lycéens de la Fondation Varenne et du CLEMI, . programme E3D au site de Babin avec des agents du Parc National de Guadeloupe : découverte théorique et pratique (in situ) de la mangrove, collecte de trois mètres cubes de déchets (deux classes de Bac Pro) en 2010/2011, . émission « Chant Choral » sur 93.3 FM (2003 – 2013) rediffusée partiellement en 2016-2017 . diffusion sur 93.3 FM de l’émission littéraire de 1992-1996 (2015 – 2016) . lauréate du Concours International de Musique Les Clés d’Or en Guadeloupe et Martinique : 1er prix et clé d’or en chant lyrique (supérieur – 2011), (excellence – 2013), (professionnel – 2014), . concert de chant lyrique au Fort Fleur d’Epée (2014), . participation à de nombreux programmes locaux, régionaux et internationaux et concerts à but culturel ou humanitaire,… à titre personnel ou avec l’ensemble vocal MUSIKANTO . chargée de communication du SAAG, association humanitaire (2004-2013), . récipiendaire en 2015, à la Résidence Départementale du Gosier, des Palmes d’Or du Bénévolat et de la Médaille des Services Bénévoles,… . programme « Mieux être par le chant » au lycée au profit d’un groupe de collègues en 2016, . partenariat avec une classe de CHAM du collège Satineau à Baie Mahault pour la technique vocale,
outre l’implication profonde de MUSIKANTO, association culturelle et artistique, dans la vie associative : . partenariats avec le rectorat, le Département, le Conseil Régional, les villes de Pointe-à-Pitre, Abymes, Saint-Claude dans le cadre d’actions culturelles, artistiques et de formation, . partenariat avec l’AFEM : Association Francilienne d’Expression Musicale pour l’organisation du Concours International de Musique Les Clés d’Or en Guadeloupe et Martinique (2015-2017) . . d’autres actions sont en cours d’élaboration au profit des jeunes guadeloupéens et de la population en général.
Vous recevez le prix talent de l’Outre-Mer. Comment vivez-vous cette reconnaissance ?
D’abord avec surprise au moment de la notification, avec gratitude au moment de la remise. Après-coup, avec un sentiment diffus et/ou profond de la responsabilité et de l’engagement implicite que cela représente.
Quitter votre terre natale pour vos études a-t-il été vécu comme un sacrifice, un déracinement, une nécessité, un enrichissement ?
Tout cela à la fois mais avant tout comme un nécessaire enrichissement voisin d’un parcours initiatique, une extraordinaire ouverture au monde via l’Europe et une porte ouverte sur l’avenir. Que vous manque-t-il le plus de votre département d’origine ? Ce sentiment de confort, de paix, de douceur, de bonheur qui me submerge dès la descente d’avion lié à ce retour à mes sources qui s’apparentent à une sorte de refuge…
Quel est votre regard sur la situation économique et sociale du pays dans lequel vous vivez actuellement ?
Je vis dans les DOM.
Quelle est votre perception de la situation socio-économique dans les Outre-Mer ? Et plus particulièrement de votre terre natale ?
De tristesse en raison de l’importance du chômage, de l’escalade de la violence, de la perte de plus en plus évidente de repères, de toutes les incertitudes qui pèsent sur notre jeunesse…. D’espoir en considérant : . la détermination d’un nombre certain de jeunes de relever les défis de la vie, . la prise de conscience de plus en plus aigüe de nos responsables politiques,…, . l’ensemble des mesures en cours pour inverser la tendance, les efforts de valorisation de nos potentiels et réalisations par nos collectivités, des institutions telles que le CASODOM, les associations telles que Les Talents d’Outre-Mer. A peu de chose près, la situation me paraît la même en Guadeloupe, ma terre d’adoption, et en Martinique, ma terre natale.
Que pensez-vous de la politique menée dans les Outre-Mer ?
Je ne peux malheureusement avoir un avis expert. Cependant, elle me semble parfois génératrice de frustrations avec le sentiment que l’ascenseur social ne réussit pas à tous, que les portes ne s’ouvrent pas de manière équitable et que le clanisme reste largement de mise… elle ne semble pas toujours tout à fait adaptée à la réalité domienne, vue du gouvernement qui ne semble pas toujours se rendre tout à fait compte de nos spécificités. Cependant, en dépit de la distance que l’on peut constater, il faut tenir compte de toutes les mesures prises pour aider nos populations, en particulier nos jeunes qui ne sont pas toujours réalistes quant à leurs attentes et aux initiatives qu’ils pourraient prendre. Le combat de nos élus est louable. Malgré tout, l’accès aux dispositifs n’est pas toujours aisé ce qui peut être dissuasif.
Quel conseil donneriez-vous aux jeunes ultramarins, notamment aux jeunes qui sont en proie à des difficultés voire au chômage dans nos territoires ?
Tenir bon, s’accrocher aux valeurs, développer davantage la culture de l’effort. Se former, s’informer autant que possible, valoriser chaque opportunité aussi humble soit-elle et s’armer de courage, de ténacité, de persévérance, en gardant foi en l’avenir. Votre ressenti par rapport à l’insertion et à la représentativité des domiens au niveau local, national ou international ? Inégales. Fonctionne d’autant mieux que l’on a des relations. Bien que certains de nos jeunes diplômés reviennent au pays, nombreux sont ceux qui s’estiment mieux lotis sous d’autres cieux. Par ailleurs, l’insularité peut être, à certains égards, synonyme de fermeture et contribuer à briser l’élan des plus ambitieux. C’est néanmoins toujours un plaisir de se rendre compte que quelle que soit sa destination on a des chances d’y rencontrer des domiens parfois fort bien intégrés et établis ce qui contribue au rayonnement de nos régions.
Si vous ne travaillez pas dans votre territoire d’origine, pourriez-vous mettre à terme vos compétences au profit de votre île natale afin d’enrayer le phénomène de fuite des cerveaux ? En somme envisager un "retour au pays natal" ?
Mon engagement envers la Martinique n’a jamais été interrompu depuis mon retour aux Antilles dans la mesure où mes activités associatives et mes intérêts personnels (famille, amis, souvenirs,…) en font pour moi un lieu de prédilection. Dans la mesure où j’approche de la retraite, il me paraît difficile de m’y projeter à nouveau professionnellement à moins d’un imprévu ce qui ne serait pas pour me déplaire.
Envisagez-vous d’apporter votre contribution à la cause de la mise en valeur de la compétence ultramarine, au Réseau des Talents de l’Outre-Mer ?
Absolument, dans tous mes champs d’action en fonction du besoin, des sollicitations et de mes possibilités.
Comment vivez-vous votre lien avec la France ?
De manière fort réaliste en appréciant tout ce qu’il y a de beau et de varié, l’ouverture et la richesse de ses possibles…son bouillonnement culturel, artistique, intellectuel,… et toutes les opportunités qu’elle offre. Bien entendu, d’autres réalités nous rattrapent qui sont moins glorieuses mais qu’avec le temps nous avons appris à relativiser bien qu’elles soient parfois humainement inacceptables.
Quelle est votre principale qualité ?
L’ouverture aux autres et au monde.
Quelles sont vos passions, vos loisirs, vos méthodes anti-stress ?
Passions : les voyages, le chant (de l’ordre du besoin), les livres ; Loisirs : les voyages, le chant, la lecture ; Méthodes anti-stress : Admirer mon jardinet et caresser mes plantes, le travail du corps et du son en technique vocale, massages, marche, repos.
Un livre de prédilection ? Une "bible" sur votre table de chevet ?
Justement La Bible, best-seller mondial incontesté, bibliothèque en soi, monument littéraire incontestable, source d’apports historiques et sociologiques remarquables, quintessence de la sagesse humaine… et bien plus encore !
Que pensez-vous du changement climatique ?
Inquiétant avec des conséquences déstabilisantes !
Faites-vous un geste au quotidien afin de préserver l’environnement, de réduire votre bilan carbone ?
Absolument. Je fais attention à ma consommation d’eau et de lumière. Je choisis des produits économiques et autant que possible écologiques. Je réduis autant que possible mes déchets (composteur, choix de produits non emballés autant que possible), recyclage systématique,…
Quelle serait votre cité idéale dans ce monde en mutation ?
Un lieu qui trouverait l’équilibre entre les ressources et/ou les agréments de la nature et les avancées technologiques pour magnifier la nature et/ou optimiser notre fonctionnement et notre vécu tout en veillant à une gestion optimale de la pollution pour qu’elle en arrive à un point voisin de zéro.
Un film, un reportage à recommander ?
La rue case nègres d’Euzhan PALCY pour sa beauté, ses multiples richesses (historique, sociologique, …), tout particulièrement l’importance qu’y occupent les valeurs : le respect, la déférence, l’effort, la persévérance, le courage, la ténacité, la rigueur, la volonté, l’investissement de soi, l’ambition et/ou l’humilité.
Votre nourriture favorite ? Aux sens propre et figuré.
Physique : aussi proche de la nature que possible, frugale et de saison (cf. : an tan lontan)
Mentale : apaisante mais aussi instructive donc enrichissante.
Un musée que vous aimez dans votre ville ?
En Guadeloupe, Edgard Clerc (Le Moule) pour les réflexions qu’il suscite en lien avec les découvertes archéologiques de l’équipe en place,…
La musique que vous aimez fredonner ?
Pas de titre de prédilection. Tout dépend du moment et de la situation…
Votre madeleine de Proust dans la vie ?
Par synesthésie, la douce brise des alizés qui me rend si nostalgique et me bouleverse après une longue absence des Antilles et fait surgir en moi toutes sortes de souvenirs heureux de mon vécu insulaire.
Une devise pour l’Outre-Mer ?
« Va avec ta force, ce que ta main trouve à faire, fais-le ! ».
Et un rêve pour l’Outre-Mer ?
De respect réciproque et de solidarité au quotidien telle que nous la vivons dans les moments critiques (séismes, grèves telle que celle du LKP en 2009) et/ou de construction positive !!!
*ZSP : Zone de sécurité prioritaire ² RQTH : Reconnaissance de Travailleur Handicapé
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